Medellín
27 novembre 2024

Bruit et séparation

Sara Arango Franco

Ce billet de Sara Arango Frango invite les lecteurs à réfléchir sur notre territoire sonore commun. D'un point de vue social, politique, urbain et intime, la chercheuse basée à Medellín examine les effets du bruit sur nos vies et son impact sur la coexistence quotidienne.

Collage

Le son est l'effet de particules en mouvement qui font vibrer les osselets de nos oreilles. C'est un véhicule d'information qui est traduit et transduit. Dans le beau sens du terme "information", le caractère "informatif" d'un signal se mesure à sa différence avec le bruit ; dans ce sens, le bruit est l'illisibilité d'un signal, le caractère aléatoire de l'information dont il est le véhicule. Le bruit absolu est la dissonance d'interférence la plus destructrice qui soit, celle qui ne permet la transmission d'aucun message. 

Parfois, les signaux sonores - riches ou pauvres en informations - sont si intenses qu'ils blessent nos oreilles, ce qui se produit dans des proportions différentes selon la sensibilité de chacun. Parfois, ces signaux sont esthétiquement désagréables, et cela varie en fonction de la culture, des goûts personnels et du temps. Entendre certains sons est tout simplement indésirable à certains moments1, et ces signaux, aussi riches en contenu qu'ils puissent être, sont également appelés bruit dans le langage courant2

Ainsi, le bruit sonore est subjectif et peut avoir des significations différentes selon la façon dont il est compris. En outre, l'expérience du bruit est subjective pour chaque être, signal et capteur3.  

Pourquoi est-il important de parler du bruit, ici et maintenant ? Je précise que dans ce texte, je parlerai du bruit comme d'une pathologie dont nous souffrons en tant que nation et comme d'une maladie de notre temps. Nous avons presque tous fait la fête chez nous et notre existence sur terre est joyeuse et inévitablement sonore. 

Bien que ce texte porte sur le bruit sonore, la définition du sens de l'information que j'ai utilisée s'applique à tous les types de bruit, et j'y ferai également référence dans son sens abstrait et en tant que qualité qui est sur le point d'imprégner notre esprit, et qui a certainement déjà colonisé notre intimité. Cet écrit a pour point de départ et pour objet le bruit sonore, mais il entend souligner son importance en tant que manifestation d'autres réalités que nous tenons pour acquises et de l'abandon de territoires communs. C'est une invitation à examiner notre territoire sonore commun.

Bruit et traumatisme collectif en Colombie

La Colombie est un pays qui souffre de la dynamique générée par la commercialisation illégale de la version synthétique d'une plante dont l'utilisation ancestrale sacrée sur ce même territoire consiste à accorder le don de la parole en tant qu'axe cohésif et nourricier de la communauté.

Il est paradoxal que la feuille de coca soit sacrée pour de nombreuses communautés ancestrales qui nous ont précédés, alors que la réalité actuelle de la Colombie est celle d'un pays où l'on ne parle pas de ce dont il faut parler. Il n'est pas étrange de penser que depuis notre fondation, nous souffrons de l'absence d'un récit national et que l'une des conséquences du conflit qui a survécu et muté depuis le début de notre nation est de couper les liens sociaux, d'isoler les tissus communautaires. C'est la parole, sacrée par définition, qui construit les ponts entre les hommes.

Ce paradoxe de ne pas parler alors que notre histoire est si intimement liée à la plante dont le don originel est celui de la parole est l'une des nombreuses façons dont nous vivons la séparation comme un mal de pays et un mal d'époque. Entourés d'une abondance fertile, de nombreux Colombiens vivent dans la malnutrition, et les plus chanceux ne savent pas comment nommer la nature qui nous entoure. 

Expulsés de notre propre terre, et répondant à un appel important de cette époque, il semble qu'en Colombie nous cherchions avec insistance à nous étourdir4 nous-mêmes pour ne pas nous écouter, pour accroître la séparation entre nous, avec nous-mêmes et avec notre territoire.

La séparation nous empêche de savoir ou de trouver ce qui est évident, parfois devant nous ou même en nous. L'accélération de la séparation est presque tout ce que l'humanité a entrepris ces derniers temps et, comme le bruit, je la considère comme un mal de notre époque. Nous avons atteint l'extrême où nos sensations physiques, nos pensées et nos émotions crient isolées et dissociées dans des langages que nous ne comprenons ni n'intégrons, et nous vivons des réalités similaires dans la manière dont nous habitons le territoire, la pensée et, surtout, l'activité du public. Les réseaux sociaux, pour ne pas les nommer, sont l'incarnation, la caricature et l'apogée de cette réalité. 

Le bruit est souvent la loi, même à la campagne, et mes oreilles de citadine s'en indignent. J'essaie de le comprendre à partir du traumatisme collectif : parfois, je pense qu'à la campagne, il est commode que le son des haut-parleurs avec de la musique prédomine, prévisible, et en ce sens préférable aux présages subtils des oiseaux, et à l'activité schizoïde - bien que la plupart du temps inconsciente - de prédire ce qui vient après le son du mouvement de certaines branches. Dans le silence sonore de la nature se trouve le potentiel de la mort6, et dans un pays traumatisé, il est logique que nous cherchions à nous isoler dans le bruit et à nous rendre sourds aux informations que les sons du territoire pourraient apporter 7

Si les motos, omniprésentes en Colombie, sont les précurseurs de presque tous les massacres et morts violentes survenus dans ce pays au cours des dernières décennies, sommes-nous sûrs que le fait de vivre entourés du son qui a précédé tant de malheurs ne nous affecte pas ? Se pourrait-il que notre traumatisme collectif se déclenche, même si c'est dans une mesure minime ? Sur le plan sonore, les motos ont une façon particulière de nous rappeler constamment les milliers d'explosions contrôlées qui doivent se produire à chaque seconde dans presque tous les coins de la Colombie pour que la combustion les déplace. 

Je fantasme sur le fait qu'à l'avenir, on dira de cette époque que nous étions si déterminés à crier à la surdité, que presque tous nos mouvements étaient alimentés par d'innombrables explosions, imbriquées, récursives et incessantes, et que nous avons fait semblant de l'ignorer et d'être d'accord avec cela afin de continuer à avancer sauvagement. Je ne sais plus quel est le son de quoi. Le son du rien.

Parfois, c'est le - faux ? - silence qui étonne vraiment. En face de chez moi, un être humain a été assassiné, un mercredi à 16 heures 8. En tant que voisins, nous avons bien sûr évité d'en parler entre nous. Nous savons que les extorqueurs, propriétaires autoproclamés du territoire et responsables de ce crime, ont des yeux et des oreilles partout. Ils profitent de la place que nous, les voisins, laissons vide en inhabitant l'environnement sonore comme un espace commun pour nous rapprocher, prendre soin de nous et nous renforcer mutuellement. C'est un cycle qui se nourrit de lui-même. 

Cette loi du silence, conséquence du contrat social rompu sous nos yeux, et qui cédait déjà depuis un certain temps, a connu une exception le samedi suivant, lorsque dans une maison voisine il y a eu une fête avec de la musique forte jusqu'à 4 heures du matin. 

En réalité, le bruit qui sature n'est pas l'exception à la loi du silence, c'est son exaltation à tout prix, le point culminant de l'interférence destructrice. Je veux dire que le bruit excessif n'est pas très différent d'un silence inerte et séparateur, dépourvu d'informations cohérentes, semblable dans son manque de contenu pertinent à l'information inconséquente transmise par le bruit. Et il me semble important de distinguer ce silence de celui auquel tant d'entre nous aspirent, celui qui abrite et nourrit le repos, la contemplation, la création, la jouissance. Le silence à partir duquel on résiste à l'impératif de consommation et de production. Nous souffrons chroniquement de l'absence de ce silence fertile.

Dans les campagnes, les villages, les plages et les villes, cette image est courante : des personnes coexistent dans des espaces où il est impossible de parler. Même si l'acoustique le permettait, quelque chose d'autre l'empêche généralement : l'alcool finit par faire taire dans l'esprit ce que les haut-parleurs de l'espace ne peuvent pas saturer. Qu'est-ce que nous cherchons à refouler, à étouffer ? Comment lire le bruit ? Comment habiter le son si nous avions des mots pour dire ce que nous avons à dire ?

Bruit et territoires communs

Le bruit comme interférence destructrice est à la fois une illustration et une cause de séparation. C'est aussi la manière dont nous banalisons l'environnement sonore, l'espace d'écoute, en le désactivant comme territoire commun. Pouvons-nous, en tant que pays, nous permettre de fermer ce canal de notre perception 9? Pouvons-nous vivre sans nous écouter et sans silence (fertile) ? Si notre problème est que nous nous sommes à peine écoutés, allons-nous vraiment abandonner ce territoire ?

Le son nous donne un sens du territoire. Parfois, lorsque je me rends dans l'est d'Antioquia, j'entends certains chants d'oiseaux dont je sais avec certitude que ce sont les sons qui ont créé l'atmosphère de mon monde dans mon enfance. Dans ma maison de Medellín, j'écoute chaque jour le changement subtil du chant des oiseaux, qui se modifie doucement tout au long de la journée, à mesure que la lumière du soleil avance et recule. Cela me donne une idée précise - mais bien sûr inconsciemment, car ma perception a été conditionnée pendant de nombreuses années à les ignorer - de l'endroit où se trouvent les êtres avec lesquels je partage ce bloc. Ils migrent et changent, mais ils sont là, tout près, mangeant, communiquant et chantant dans les arbres dont le vert m'accompagne et m'apaise tout au long de la journée, visitant mon balcon, volant au-dessus de moi et revenant selon leurs rythmes. 

Contrairement aux cadences circulaires douces et nidifiantes des oiseaux qui m'ancrent dans mon habitat, au feu rouge du coin, toutes les 3 à 5 minutes, des vagues de voitures et de motos apparaissent, des conducteurs avec une impatience extatique de ne pas être là où ils sont (leur incapacité à ne pas klaxonner les trahit). Je ne sais rien d'eux, seulement qu'ils viennent, que leur son dérange et qu'ils s'en vont, nous laissant à la recherche d'une reconnexion avec ce qui habite notre territoire. Je veux dire qu'il y a des types de sons qui nous donnent une sorte de confort et de sécurité lorsque nous habitons l'espace (bien que cela soit inconscient pour la plupart des gens), et que ce confort est lié à la continuité temporelle de ces sons, et qu'il y a d'autres sons, comme le trafic, qui nous déconnectent d'une certaine manière du territoire. 

On pourrait dire qu' en plus de nous donner le sens du territoire, l'environnement sonore est en lui-même un territoire, et un territoire commun par excellence. C'est lui qui permet la synchronie, la concurrence, la coexistence avec les autres dans la mesure où nous cohabitons dans le temps. Les signaux purement visuels n'ont pas cette caractéristique parce qu'ils ne sont pas enfilés dans le temps 10. Le son rend possible l'accord, ce qui revient à coïncider dans le ton, à cohabiter avec le son. Par exemple : cohabiter avec la musique, c'est ce que nous faisons lorsque nous dansons, et c'est pourquoi la danse est une expérience de communion, de communauté, rendue possible par le son en tant qu'espace commun. 

L'espace sonore étant un territoire commun partagé, le bruit est un signal qui rend compte à lui seul du contrat social, des accords sociaux. Peut-on d'ailleurs parler d'une sorte de contrat social sonore ? En vertu de quels accords habitons-nous le son ? 

Il convient de noter que la perception elle-même, la perception de chaque sens, c'est-à-dire les signaux visuels, tactiles ou sonores auxquels nous prêtons attention - et de quelle manière - et ceux auxquels nous ne prêtons pas attention, sont également des accords sociaux. Il suffit d'interagir avec un bébé pour constater qu'il prête autant d'attention au bruit des oiseaux au loin qu'à celui de la machine qu'il peut avoir devant lui. Ce n'est que par le biais du processus de socialisation que nous acceptons (tacitement), par exemple, d'ignorer le son des oiseaux et de donner la priorité au son des voix humaines.

Dans les villes colombiennes, il semble y avoir un accord implicite (qui fait partie de notre contrat social sonore) selon lequel le fait de remarquer des sifflets excessifs, des moteurs excessifs, de la musique à des volumes excessifs, n'est qu'un indicateur d'une sensibilité excessive ; une sensibilité qui est par ailleurs ignorée et stigmatisée. La norme est de s'ignorer au milieu du bruit, même si le but du son est exactement l'inverse. Rappelons-le : le but du son en tant que signal - si l'on peut parler d'un tel signal - est de transmettre des informations.

Peut-être le bruit physique est-il devenu de plus en plus perceptible pour beaucoup d'entre nous11 parce qu'il est devenu une extension et une illustration de ce qui se passe de plus en plus dans nos têtes. En d'autres termes, le bruit sonore est peut-être un rappel des autres types de bruit qui comportent également un potentiel de séparation et qui menacent des ressources aussi précieuses que l'attention et l'espace mental.

Le bruit, c'est ce qui se cache derrière nos yeux et entre nos oreilles face au bombardement commercial du monde numérique. Cet espace, créé dans l'intention louable et plus que justifiée de relier les êtres humains, est désormais un centre commercial dans l'éther, un espace corporatisé, où nos comportements, nos peurs et notre intimité sont au service d'entreprises toujours plus grandes, qui gagnent à nous abrutir et à nous bombarder de bruits qui deviennent émotionnels, nous sensibilisent et nous manipulent pour nous conduire à l'achat. 

Ce bruit d'information virtuelle occupe de multiples canaux (visuels, auditifs, émotionnels) et, comme le bruit sonore, il menace aussi un espace commun, en l'occurrence l'internet, ou la virtualité. Comme le bruit sonore, il conduit à la séparation. En outre, ce bruit - et, oserais-je dire, tout bruit - nous sépare de notre propre intuition et d'un certain sens de la cohésion dans nos pensées ; il nous empêche de tenir notre propre fil. Le bruit bloque notre capacité à penser le monde à partir de la complexité, ce qui nous fait de plus en plus défaut dans un monde chaotique et saturé d'informations.

De son côté, la corporatisation de l'espace virtuel n'est qu'une extension de la réalité matérielle des villes, où l'espace public habité et vivable est de plus en plus rare. Physiquement et numériquement (et plus sérieusement : dans l'espace flou de notre intimité !), nous sommes de plus en plus séparés, et nous manquons d'espaces communs, de réalités communes. Prendre conscience de notre rapport au bruit dans les espaces communs peut être le début d'un antidote à la séparation. 

Bruit et vie privée

Face au bruit, physique et virtuel, au son et au sens de l'information, le droit à la vie privée est également menacé. Rappelons que l'on peut fermer les yeux par une simple impulsion de la volonté, mais pas les oreilles. "N'arrêtez pas les boules", dirait l'accord social s'il pouvait parler. Cela n'est possible que dans des mesures différentes selon chaque personne et chaque sensibilité. 

Et le fait est que toutes ces manifestations de bruit ont la propriété de pouvoir se mélanger, se superposer ou expulser le dialogue intérieur des gens. Si l'intimité est menacée, la création, l'authenticité, la santé mentale et, par-dessus tout, la notion que tout être humain pourrait avoir d'un espace sûr sont menacées. La conversation sur la sécurité est très différente si chaque membre d'une société n'a pas d'endroit sûr dans sa tête, dans son intimité : n'oublions pas que la sécurité physique en tant que caractéristique d'une société a beaucoup à voir avec le sentiment de sécurité que chaque personne qui la compose éprouve dans sa relation avec le monde.

Le fait d'imposer à une personne ce qu'elle a de plus intime, ce qui est le moins que nous puissions aspirer à considérer comme un endroit sûr, n'est-il pas intrusif ? L'interférence destructrice n'affecte-t-elle pas notre vie privée ? Le droit à une sorte d'autonomie de la vie privée n'est-il pas une chose à laquelle nous devrions aspirer ? 

À Medellin, une ville où les jeunes sont parfois même physiquement violés par le para-État pour avoir fumé de la marijuana dans les parcs12, c'est-à-dire pour avoir fait ce qu'ils voulaient de l'espace intime entre leurs yeux et leurs oreilles, il n'est pas surprenant qu'il soit également naturalisé d'imposer notre bruit aux autres, c'est-à-dire de s'immiscer dans ce qui se passe dans l'intimité de la tête de chacun. J'entends par là indiquer et observer une certaine tendance ou inclination sociale à s'immiscer dans la vie privée d'autrui (ce que les réseaux sociaux sont chargés de renforcer). Je pense qu'une considération utile pour réfléchir au bruit est la souveraineté de la vie privée.

Bruit et politiques publiques

Lors du débat sur la loi sur le bruit au sein de la sixième commission du Congrès, un membre de la police nationale a suggéré que, tout comme les modèles météorologiques peuvent prédire le moment et le lieu des crises respiratoires dans la population en raison de la mauvaise qualité de l'air, dans toutes les villes de Colombie, il est évident que les appels au bruit deviennent, au fur et à mesure que la nuit avance, des appels à la bagarre, qui se transforment à leur tour, dans de nombreuses occasions, en homicides.

L'un des enseignements tirés des trois années de résidence de l'Edgelands Institute à Medellín est que la coexistence rend compte des accords sociaux au-delà des mesures traditionnelles des homicides ; elle témoigne d'une éthique culturelle. 

Le bruit en tant qu'imposition et démonstration d'une attitude envers les autres est tellement institutionnalisé que nous connaissons tous des histoires de personnes qui ont été menacées ou même agressées pour avoir demandé à leurs voisins de baisser le volume. C'est le cas de la journaliste Ana Cristina Restrepo et du crime déchirant commis à l'encontre de Hernán Darío Castrillón, un lecteur accompli qui a été rendu aveugle pour avoir demandé le minimum : son droit de dormir. Il semble que ceux qui sont prêts à imposer leur bruit sont parfois aussi prêts à s'imposer eux-mêmes de manière violente 13.

Il faut vivre dans un état de dissociation avancé pour ne pas comprendre pourquoi l'environnement sonore est important. L'audition a joué et joue encore un rôle fondamental dans l'évolution et la survie de tous les vertébrés supérieurs. Elle est inscrite dans notre câblage nerveux. Le son est le sens de la sécurité.

Il est raisonnable de penser qu'un état d'excitation sonore constant (même si nous sommes conditionnés à l'ignorer), avec des signaux désagréables qui portent souvent l'information du "danger", tels que les sifflets, les moteurs et les impositions bruyantes, peut altérer l'état nerveux de la plupart des êtres humains. Et cet état nerveux en état de vulnérabilité accrue peut altérer notre capacité de décision, augmenter notre réactivité et notre potentiel de violence. 

Comment entendons-nous réduire les indicateurs de violence et d'homicide sur la base d'études factuelles si les êtres humains dans les villes ont de moins en moins le droit de voir le ciel, de trouver de la beauté quelque part, et maintenant, d'écouter les oiseaux et le silence ? Comment, si ne pas être étourdi semble un luxe inaccessible pour la majorité ?

Je dis cela après avoir été "chercheur en politiques publiques", l'une des étiquettes que j'ai portées dans ma vie : Quelle étude peut remplacer le bon sens (et la connexion avec tous les sens) ? (Et compte tenu de toutes les études qui existent, écoutons-nous les études ? ) Jusqu'à quel point devons-nous nous dissocier avant de commencer à prêter attention à ce qui cherche à attirer notre attention de manière si sonore ? La mort de 141 motocyclistes dans des accidents de la circulation à Medellín en 2023 nous dit-elle soudain que nous vivons et assumons nos transports de manière agressive ? Le bruit des klaxons n'en est-il pas un indicateur et un rappel frappants ? 

Le déplacement des bruits urbains existe depuis des années, et les nuisances qu'il entraîne ne sont pas l'apanage d'une classe socio-économique. Je connais une dame qui a dû quitter sa maison dans l'est de Manrique à Medellín parce qu'elle ne supportait pas le bruit, et l'expérience dans son quartier était que la police ne faisait rien, et que les "muchachos" protégeaient cette dynamique. 

En occupant abusivement l'espace sonore commun et en ne réglementant pas son utilisation partagée, nous oublions également les personnes atteintes de neurodiversité (en particulier les enfants), les personnes âgées, les personnes souffrant de troubles du sommeil et les animaux, autant de considérations vitales pour la santé publique. Ne sait-on pas déjà que le bruit excessif peut augmenter l'anxiété et divers troubles de la santé mentale ? Se pourrait-il que dans une société qui a su gérer ses émotions par l'étourdissement ou la violence, le bruit puisse évoquer ou au moins prévenir plus d'agressivité ? 

Le bruit affecte de manière disproportionnée les personnes en situation de vulnérabilité physique, mentale, sociale ou économique et , en tant que problème de santé publique, il constitue également une question d'égalité.

Dans un monde où nous n'avons plus d'espace pour penser, où l'excès de bruit en nous nous empêche d'avoir un espace pour accueillir l'autre, il est bien sûr important de réfléchir au bruit et à l'environnement. Nous devons passer d'une déconnexion totale à une connexion avec nous-mêmes (médiée et conduite par une reconnexion avec le corps) et avec l'environnement, qui nous permette d'accueillir l'autre et de pouvoir ainsi penser des sociétés où règne le respect de toutes les personnes et de tous les êtres. Il n'y a pas de place en moi pour l'autre si je m'impose à lui par la violence. Il n'y a pas de place en moi pour l'autre si ma tête est pleine de bruit.

Et puisqu'il existe des stades de séparation si avancés où seul le langage de l'argent est compris, parlons dans le langage de l'argent : en Colombie, nous vivons, avec le bruit émis dans le contexte commercial, unetragédie des biens communs 14 dans laquelle ceux qui l'émettent - vraisemblablement, ou selon eux - tirent une sorte de bénéfice économique de cette émission. Les destinataires involontaires de ces émissions en subissent les effets néfastes sans être indemnisés. Ces impacts ne sont pas non plus atténués, c'est-à-dire contenus ou maintenus dans certains paramètres établis. Un exemple : les propriétaires de discothèques et de restaurants, convaincus qu'un volume de musique plus élevé leur rapporte plus d'argent, n'investissent pas pour s'assurer que ce bruit ne dépasse pas les limites spatiales de leurs locaux, mais les personnes avoisinantes non seulement ne bénéficient pas de ce bruit, mais en paient les conséquences.

On parle de "tragédie" des biens communs parce qu'un bien commun est utilisé/exploité par certains agents économiques au détriment direct et mesurable (en argent !)15 de ceux qui subissent les conséquences de cette exploitation ou utilisation. Dans ce cas, le bien commun est l'espace sonore, intrinsèquement lié à la vie privée et au bien-être de chaque personne. La solution à la tragédie des biens communs est décrite dans des dizaines de livres d'économie et réside dans l'atténuation et la réglementation : Si vous souhaitez émettre des sons de forte intensité et êtes convaincu que c'est ce qui donne de la valeur à votre entreprise 16, investissez dans l'insonorisation acoustique. Les êtres humains qui entourent l'activité économique n'ont pas à supporter le coût de la décision de quelques personnes d'émettre un son fort. 

Nous sommes face à une opportunité historique pour une loi qui nous aidera à donner au bruit pathologique l'importance qu'il mérite et les outils pour le gérer. La technologie, avec la responsabilité, peut être la clé. En France, des radars sonores ont été installés pour détecter les véhicules qui émettent des sons d'une intensité supérieure à celle prévue par la réglementation (nous savons que l'examen technico-mécanique effectué à cette fin en Colombie est une plaisanterie). Tout comme il existe des caméras de sécurité et la détection à distance des infractions au code de la route, il est tout à fait possible que la technologie nous soit favorable dans cette cause. Bien entendu, il faut faire preuve de délicatesse, traiter les données de manière stellaire et respecter absolument la vie privée des gens. La technologie doit être utilisée comme un moyen de réduire les inégalités et non de les accroître.

Je pense qu'il serait utile de réaliser des enquêtes généralisées dans le pays pour nous aider à comprendre et à caractériser le bruit en tant que phénomène épidémiologique, ainsi que les perceptions des citoyens à cet égard, car il s'agit d'un phénomène très subjectif. Peut-être que même les restaurateurs seraient surpris de constater que le fait de blesser les tympans n'attire pas plus de clients. Peut-être qu'en réduisant la séparation, la dissociation, les seigneurs des hélicoptères de sécurité se rendraient compte qu'investir dans l'embellissement de l'habitat humain est bon pour les indicateurs de sécurité. 

Interférence destructive

Le bruit nous aide à éviter les conversations que nous devons avoir en tant que pays et nous aide à nous séparer et à nous dissocier de nous-mêmes et des autres. Que nous choisissions de l'affronter ou non, il est là. C'est à la fois un décor et une représentation de la direction que prend l'humanité.

Un ami très cher m'a fait part de cet enseignement : tous les actes des personnes sont des demandes d'amour, même s'ils ne sont pas compris comme tels dans un langage prédéterminé et convenu. J'essaie de m'en souvenir chaque fois qu'un conducteur klaxonne dans la rue parce qu'il ne peut supporter d'attendre 2 millisecondes que le conducteur qui le précède respecte le changement de feu de circulation. Ce qui est vraiment assourdissant à Medellín, c'est peut-être le manque d'amour.

Je propose que nous réfléchissions à ce que serait la réintégration de l'espace auditif, la refonte du contrat social auditif, la compréhension du son en tant que territoire commun et son traitement en tant que tel. C'est important parce que nous souffrons de la fragmentation de la réalité, d'une séparation paralysante qui nous fait sortir de notre corps et de notre environnement, et de la perte de plus en plus de territoires communs, ceux où se construit la communauté. Sans cela, nous sommes un public captif, soigneusement isolé devant nos écrans, disposés uniquement pour la consommation. Du bétail numérique dans des corps qui ne servent qu'au strict nécessaire.

Que ce soit un appel à l'écoute et à l'interrogation sur l'écoute. A ne pas continuer à abandonner les espaces communs qui nous restent, surtout quand ils sont intimement liés au sens du territoire et à notre capacité de penser, de sentir et de communiquer. Je n'ai pas trouvé de formes de résistance incorporables qui n'impliquent pas la beauté : Je vais donc peupler mon environnement sonore de belles musiques et de chants d'oiseaux.

Notes de bas de page

[1] Alex Ross, dans son essai "What Is Noise" (Qu'est-ce que le bruit ?)paru dans le magazine The New Yorker : Garret Keizer, dans son livre incisif de 2010, The Unwanted Sound of Everything We Want : A Book About Noise, Garret Keizer fait remarquer que la distinction entre le bruit et la musique est en fin de compte une question éthique. Si vous choisissez d'écouter quelque chose, ce n'est pas du bruit, même si la plupart des gens le trouvent indiciblement horrible. Si vous êtes forcé d'écouter quelque chose, c'est du bruit, même si la plupart des gens le trouvent ineffablement beau. Ainsi, Keizer écrit : "La Metal Machine Music de Lou Reed, jouée au Gramercy, n'est pas du bruit ; le chant grégorien traversant le mur de ma salle de bain en est.

[2] Nous utilisons parfois indifféremment les termes "bruit" et "bulle". Il s'avère que "bulla" et "bulle" ont une racine étymologique commune en latin. En latin, bulla signifie balle, cri, agitation. Bulbullia est une répétition de bulla, onomatopée de la chose, dirais-je sans en savoir plus. En Colombie, nous faisons de la bulla sans arrêt, peut-être parce que, comme le dit Gordon Hempton, le monde est une boîte à musique alimentée par le soleil, et ici, nous avons beaucoup de soleil toute l'année. C'est peut-être pour cela que nous bouillonnons continuellement comme des bulles rugissantes. 

[3] Pour plus de subjectivité : le bruit dans son expression maximale - au sens d'information - nous aide parfois à nous concentrer. Le son qui a coïncidé avec l'écriture de ce texte entre ces oreilles était celui du bruit blanc (et des enregistrements de l'environnement sonore des forêts).

[Dans l'original, en espagnol, le mot "aturdir" est étymologiquement lié à la grive, un oiseau. Peut-être parce qu'en "été, elle tombe généralement assommée par la chaleur", ou parce qu'elle est associée à un certain type d'"atolondramiento" (un autre mot que nous devons aux oiseaux).

[L 'audition est intimement liée à la survie. C'est pour cette raison qu'aucun vertébré supérieur (comme les mammifères, les oiseaux, les reptiles, les amphibiens ou les poissons) n'est complètement sourd dans des conditions naturelles et typiques, comme le note Gordon Hempton dans Silence and the Presence of Everything, un magnifique épisode du podcast "On Being with Krista Tippett".

[En espagnol, le mot "ruido" vient du latin "rugitus", "rugido" ou "sonido ronco" et "sordo", et semble être étymologiquement lié à des mots tels que "rumor", "rugere", "runcus", tous utilisés pour désigner des sons émis par des animaux ou similaires à ceux-ci.

[Une autre explication, bien sûr non négligeable, tient à la belle compagnie que l'écoute de l'esprit de la radio procure à la personne solitaire.

[En espagnol, le mot "aturdir" vient du nom de l'oiseau appelé "turdo", dont on dit qu'il est tombé évanoui ou "atortolado" (un autre mot que nous devons au nom d'un oiseau). Je tiens à souligner que quiconque est tué par une arme à feu meurt assommé, de même que quiconque est tué par une bombe.

[C'est notamment le pays qui possède la plus grande biodiversité d'oiseaux au monde.

[En fait, le bruit des réseaux sociaux a beaucoup à voir avec le manque de continuité des signaux visuels.

[Les baleines, qui, comme tous les mammifères, sont très sensibles aux sons, ont modifié le contenu de leurs messages sonores avec la nette diminution du bruit marin à partir de l'enceinte COVID-19 en 2020. 

[Pour éviter les interprétations inutiles, je précise que la consommation de marijuana est contre-indiquée chez les personnes âgées de moins de 25 ans.

[Il n'est pas surprenant que ceux qui l'ont agressé aient été abrutis par l'alcool.

[Ainsi que la mauvaise qualité de l'air, la contamination des sources d'eau et la déforestation.

[Rappelons que la santé physique et mentale se quantifie en argent, sinon les compagnies d'assurance n'existeraient pas.

[Un jour, nous coordonnerons et intégrerons suffisamment nos sens pour nous rendre compte que la grâce de la Provence a bien plus à voir avec ses arbres et ses écosystèmes qu'avec l'assourdissement de ses haut-parleurs.