Yves Daccord, directeur général, nous fait part de ses réflexions sur l'importance de la construction d'un nouveau contrat social.
"ALERTE FROMAGE PUANT. Cette odeur est normale !" Tel était l'avertissement écrit en grosses lettres sur l'emballage contenant le gruyère que je venais de commander dans une petite épicerie de Boston. Inutile de préciser que je dois encore m'habituer aux États-Unis et à certains aspects fondamentaux de leur communication...
J'ai beaucoup voyagé au cours des dix dernières années, passant d'un pays en crise humanitaire à un autre. Mais c'est la première fois que je pose mes valises pour une longue période dans un pays que je connais peu mis à part Washington et New York.
Ce qui m'a frappé immédiatement, outre l'audacieuse "alerte au fromage qui pue", c'est la façon dont le "nous" est vécu et exprimé différemment entre les quartiers -dans mon cas à Jamaica Plain, un quartier assez mixte et sympathique au cœur de Boston- et le pays entier. Bien sûr, je connaissais un peu l'histoire du pays et ses divisions raciales, sociales et économiques. Pourtant, la violence des émotions qui séparent les gens me laisse encore et souvent pantois. A vrai dire, j'ai même été déconcerté par ma difficulté à naviguer dans ces tensions en tant que "mâle blanc privilégié".
L'élection présidentielle a été particulièrement révélatrice de parcellement de l'identité américaine. Ainsi, je n'ai pas pu m'empêcher de m'émerveiller devant le "génie" politique de Trump, capable de définir constamment et agressivement qui faisait partie du "nous" américain et qui en était exclu.
Cela se produit aussi à plus vaste échelle. On constate un abandon généralisé de la volonté de comprendre l'autre dans tous les secteurs de la société, dès lors que quelqu'un ne vous ressemble pas, ne pense pas comme vous, ou ne vote pas comme vous. Ce phénomène s'est, qui plus est, doublé d'une fragmentation de la politique et des institutions clés, risquant par conséquent d'empêcher l'émergence d'un potentiel nouveau contrat social dans le pays.
Pourtant, c'est ce qui est nécessaire. Au cœur du contrat social qui unit citoyens et ceux qui les gouvernent se trouve le besoin fondamental de protection et de compromis. Des conversations collectives difficiles sont nécessaires lorsqu'il s'agit de déterminer ce qui nous permettra de vivre ensemble, ce dont nous avons besoin pour nous sentir en sécurité, ce que nous cherchons à établir pour naviguer à travers des enjeux sociétaux diverses et complexes -et ceci tient pour les États-Unis comme pour n'importe quelle autre société.
Quand j'observe les tensions qu'engendre la gestion du Covid-19, je me dis que mon pays, la Suisse, n'est pas à l'abri d'une polarisation à l'américaine dénuée d'incitations à la compréhension et au consensus.
Le temps est venu de repenser notre contrat social et de réfléchir à ce qui nous unit. Il faut le faire sans naïveté mais avec l'ambition de s'approprier collectivement les questions clés susceptibles de définir notre avenir, telles que celles sur la confiance, la gestion des données personnelles, la sécurité et la coopération. Nous pouvons tous y contribuer à notre manière et, en réalité, nous devons le faire.
C'est ce que je fais actuellement dans le cadre d'un institut pop-up que je mets en place ici à Boston, à l'université de Harvard. L'idée est de lier excellence académique et expérimentale et énergie des pop-ups artistiques, afin d'établir une collaboration permettant de transcender les frontières disciplinaires entre l'art, la politique et la recherche. Ce faisant, nous espérons redéfinir de nouveaux contrats sociaux urbains dans des villes aussi différentes que Medellin, Nairobi, Chicago, Singapour ou Genève.
L'espace politique et social que représentent les villes me semble particulièrement pertinent lorsque l'on veut comprendre ce qui est au cœur de notre contrat social et comment ce dernier évolue face à la numérisation de la sécurité, de la surveillance de masse et de la pandémie. Les villes et leurs écosystèmes sont des lieux où la diversité et la complexité sont palpables, où les changements de politique sont mis à l'épreuve, où l'importance de créer les conditions de "vivre ensemble" est claire, et où l'évolution est possible.
Ces premiers mois à Boston ont confirmé mon intuition que la fin du XXIème siècle ne dépendra pas seulement des nouvelles technologies, mais aussi de la capacité humaine à vivre ensemble et à trouver des modus vivendi pour le faire. Alternative envisageable: une société où la ségrégation deviendrait la norme -et cela ne me convient pas.
*This post first appeared in Geneva Solutions, on January 05, 2021.