Dans cet article de blog, Fabien Lechevalier explore les dimensions historiques et contemporaines complexes de la vie privée.
L'exploration des processus historiques d'individualisation de la vie privée révèle que la vie privée est un concept complexe et évolutif, souvent compris de manière étroite par la loi. Initialement défini comme une sphère privée individuelle, le concept mettait l'accent sur le secret et l'isolement, incarnés par la dichotomie sphère privée/sphère publique. Sociologiquement, l'intimité s'est d'abord manifestée dans des sphères partagées avant de passer à des sphères individuelles. Ce n'est qu'au milieu du XXe siècle que la notion de sphère privée individuelle a pris de l'importance. Cependant, l'accent mis par le droit sur la protection des informations privées sur la base d'une conception individualiste a éclipsé l'étude des sphères privées partagées qui persiste aujourd'hui.
À l'ère numérique, les développements récents des technologies de l'information soulignent et transforment à la fois l'observation des sphères privées partagées. Malgré le processus d'individualisation, les sphères privées partagées perdurent en raison de la nature collective de l'information. Les individus existent au sein de réseaux - familles, amis, groupes en ligne. De plus, les technologies de traitement de l'information, notamment le Big Data et les algorithmes, introduisent une nouvelle sphère privée partagée en exploitant collectivement les données individuelles. Cette exploitation capitalise sur les effets de réseau, enrichissant mutuellement les données et produisant de nouvelles informations très utiles pour le secteur privé, le secteur public et l'intérêt commun. Cette fonction collective de l'information, accentuée par le traitement algorithmique, recèle un potentiel d'innovation sociale et économique, favorisant des initiatives dans divers secteurs (santé, justice et bien sûr villes intelligentes).
En outre, considérer la vie privée comme un bien collectif ou relationnel induit que la vie privée est contextuelle. Le cadre de l'intégrité contextuelle (IC) de Nissenbaum conceptualise la protection de la vie privée en tant que normes sociales spécifiques au contexte, variant selon les environnements et les relations. L'IC identifie cinq paramètres - sujets des données, expéditeurs, destinataires, types et principes de transmission - pour modéliser les normes informationnelles relatives au contexte.
Si l'IC offre un cadre précis pour comprendre la protection de la vie privée, elle se heurte à la difficulté de déterminer les normes contextuelles réelles qui prévalent. Les décideurs politiques et les ingénieurs, qui cherchent à protéger et à respecter la vie privée, doivent comprendre les attentes sociales existantes en matière de flux d'informations. La recherche empirique devient cruciale pour identifier les attentes sociales, en explorant les normes de protection de la vie privée dans divers contextes tels que les soins de santé, l'éducation et la maison. Les études existantes utilisent des entretiens et des enquêtes pour déduire les normes sociales à partir des opinions, des préférences et des attitudes individuelles. Toutefois, cette approche présente des limites, car elle n'apporte pas de réponse directe à la question des attentes sociales réelles. Les chercheurs doivent aller au-delà des perspectives individuelles et prendre en compte les aspects collectifs pour développer une compréhension plus complète des attentes sociales en matière de flux d'informations dans des contextes spécifiques.
Ce projet s'inspire des travaux de Daniel Susser et Matteo Bonotti sur les mini-publics délibératifs de l'OCDE pour étudier les normes d'intégrité contextuelles, en incorporant les principes de conception participative et de co-conception (littérature sur la conception juridique). En engageant activement les participants dans toutes les phases, la conception participative les fait passer du statut de sujets passifs à celui de contributeurs actifs dans un processus délibératif collaboratif et inclusif. Le consensus recherché est déterminé collectivement et reflète diverses perspectives. La dimension de la conception participative garantit que les participants sont des co-créateurs actifs, contribuant à une exploration collective des normes d'intégrité contextuelles. Au-delà d'une méthodologie enrichie par la littérature de recherche sur les études de conception, ce travail propose comme étude de cas la vidéosurveillance alimentée par l'IA pendant les Jeux olympiques de Paris 2024. Il répond aux préoccupations concernant les caméras de vidéosurveillance algorithmiques et les implications sur la vie privée de confier à des machines le soin d'identifier de manière autonome les comportements suspects. En effet, en avril, le Parlement a adopté une loi relative aux Jeux olympiques, autorisant l'utilisation de caméras algorithmiques. Les questions relatives à la manière dont ces systèmes discernent les menaces et les questions plus larges concernant les libertés individuelles sont mises en évidence. Noémie Levain, responsable de l'analyse juridique et politique à La Quadrature du Net, note que "derrière cet outil se cache une vision politique de l'espace public, une volonté d'en contrôler les activités". Elle souligne que tout outil de surveillance devient une source potentielle de contrôle et de répression pour les forces de l'ordre et l'Etat.
Ce projet comprend trois étapes clés pour permettre une compréhension globale des attentes sociales en matière de circulation de l'information dans ce contexte spécifique :
3.1 Étape 1 (recrutement): Les participants, à l'image du grand public, forment des forums d'environ 20 habitants de Paris. Sélectionnés par échantillonnage aléatoire stratifié, ils forment un groupe diversifié et inclusif, reflétant diverses caractéristiques démographiques telles que l'âge, le sexe, la localisation à Paris, le contexte culturel, les types d'emploi et l'environnement familial. Le processus de recrutement est essentiel pour favoriser un environnement de délibération où une variété de points de vue est représentée.
3.2 Étape 2 (experts et information): Les participants ont accès à un large éventail de compétences. Les experts comprennent des professionnels universitaires (philosophes, éthiciens, politologues et juristes), des représentants des villes (et des gouvernements) (législateurs et fonctionnaires ayant une expérience de l'élaboration des politiques) et des représentants de l'industrie (responsables de la protection de la vie privée/des données ou professionnels de l'éthique aidant les entreprises technologiques à s'y retrouver dans les lois relatives à la protection de la vie privée).
3.3 Étape 3 (Délibération et facilitation): Après les exposés des experts, les participants s'engagent dans un échange délibératif. L'objectif est de parvenir à un consensus (défini comme un accord à 80 % ou plus) sur les normes sociales existantes en matière de protection de la vie privée dans le contexte spécifique de la vidéosurveillance algorithmique. Le processus de délibération consiste à évaluer les perturbations causées par cette technologie et à déterminer les interventions ou réglementations nécessaires. Des animateurs experts guident les sessions en encourageant l'écoute active, l'engagement empathique et la réflexion critique. Le travail en petits groupes permet des délibérations approfondies et inclusives, et les participants sont encouragés à réfléchir entre les sessions. Le projet se termine par un rapport compilant les recommandations convenues en collaboration au cours du processus de délibération.