Genève
27 mars 2022

Genève, la ville où les espions sont les bienvenus

Jeanne Cordy

La Genève internationale, comme nous appelons le groupe de délégations étrangères et d’organisations internationales massées sur les magnifiques rives du lac Léman, cache un côté sombre.

L'extérieur du bâtiment des Nations Unies à Genève, en Suisse.

Photo par Mathias Reding pour UNSPLASH

Qui, en passant devant le parc des Nations unies à Genève et en regardant les diplomates accrédités pour entrer dans ses bâtiments, n'a jamais eu envie de prendre leur place, de vivre leur vie palpitante ? Eh bien, au risque de vous décevoir, peut-être ne devriez-vous pas vous laisser tromper par de telles apparences lissées. La Genève internationale, nom donné au rassemblement de délégations étrangères et d'organisations internationales sur les magnifiques rives du lac Léman, cache un côté plus sombre qu'envisagé.

Bien que les parties concernées et les autorités suisses tentent de le cacher, l'espionnage entre nations est une pratique courante à Genève. Parfois, des révélations sur des événements mystérieux percent le voile du secret. Des histoires d'agents chinois suivant des dissidents à l'intérieur des bâtiments de l'ONU, d'opposants kazakhs se plaignant de cyberattaques et de traçage, ou d'un espion russe condamné décédé dans des circonstances inexpliquées à son retour dans son pays d'origine, ont suscité l'émoi de la presse locale.

Les révélations les plus importantes à ce jour ont été rendues publiques par Edward Snowden en 2013. Snowden, qui travaillait à l'époque pour l'Agence nationale de sécurité américaine (NSA) et la Central Intelligence Agency (CIA), a révélé au public l'étendue de la surveillance américaine à travers le monde. À Genève, où il a été déployé sous couverture diplomatique entre 2007 et 2009, Edward Snowden a travaillé dans l'une des 80 stations d'écoute de la NSA réparties sur le globe. Là-bas, à l'aide de technologies d'espionnage de pointe telles que des antennes satellites cachées pour l'interception des ondes radio, il a contribué à la surveillance de personnes et d'organisations utiles aux services de renseignement américains. Toute personne au sein de la Genève internationale, ainsi que les institutions suisses, vivaient, ipso facto, sous l'œil américain. Parmi les principales cibles de surveillance à Genève figurent l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), l'Union internationale des télécommunications (UIT), l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et les banques suisses.

Quelle a été la réaction politique vis-à-vis de ces révélations ? De telles activités non-autorisées ont-elles été condamnées par les autorités genevoises ?

"Sans surprise" et "crédible". Aucune mesure n'a été prise pour retirer les antennes du toit de l'ambassade américaine ; une décennie plus tard, ces dispositifs sont encore là, et certainement actifs.

Comment expliquer l'inaction de l'État suisse ?

L'on peut distinguer deux axes de réponse. Au niveau cantonal, d'une part, Genève a tout intérêt à choyer la communauté internationale de haut niveau qui se réunit en son sein. Certains ont qualifié la Genève internationale de "modèle économique", et les statistiques du canton indiquent que les organisations internationales dépensent chaque année à elles seules environ 3,5 milliards de francs suisses. Au niveau fédéral, d'autre part, l'importance de Genève et le poids de la Suisse en matière de diplomatie sont trop importants pour être mis à épreuve, et doivent, de fait, être préservés à tout prix -dont celui de l'éthique.

Comment cette inaction est-elle tolérée ?

L'impunité doit être construite sur des fondements suffisamment solides pour que les autorités suisses puissent justifier l'absence de toute sanction. A ce titre, le plus important justificatif juridique demeure la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques de 1961. En effet, ce traité de l'ONU a instauré l'immunité des agents diplomatiques et l'inviolabilité des installations de la mission diplomatique en vertu du droit international. Cela signifie que les diplomates étrangers en Suisse ne sont pas soumis à la loi suisse, et que les autorités suisses n'ont pas le droit de fouiller les bâtiments, les archives ou les appareils électroniques de ces derniers. Dès lors, si les autorités suisses avaient voulu prendre une quelconque mesure punitive contre la surveillance américaine, leur seul recours aurait été de proclamer certains diplomates américains "persona non grata" en les expulsant du pays. Compte tenu du poids économique de la présence américaine à la Genève internationale, cela était impensable. Il convient néanmoins de noter que la Convention de Vienne ne s'applique qu'aux délégations nationales étrangères. En Suisse, les organisations internationales sont soumises à un autre régime, à savoir la loi sur les hôtes de 2007. D'après cette loi, les organisations peuvent signer un accord avec la Confédération suisse pour bénéficier d'immunités et de privilèges quelque peu similaires à ceux prévus par la Convention de Vienne.

Outre les justifications juridiques, l'attitude de laisser-faire des gouvernements cantonaux et fédéraux semble découler d'une attitude politique pro-intérêts économiques plus que pro-éthique. En l'espèce, bien que régulièrement, une nouvelle histoire émerge -incitant alors les parlementaires bernois à demander une enquête-, les autorités suisses ne prennent pas position et attendent simplement que l'indignation se calme. De ce point de vue, nous pourrions remettre en question ladite "neutralité" suisse en ce que le pays tolère l'espionnage. Par exemple, bien que les autorités l'aient nié, des rapports sur un accord secret permettant aux agents de renseignement chinois d'agir librement sur le sol suisse ont été publiés.

Pourquoi les Genevois devraient-ils s'intéresser à l'espionnage ?
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On pourrait croire que ce qui se passe dans la Genève internationale n'a rien à voir avec la population locale. Pourtant, le rapport existe, et pour deux raisons. Premièrement, l'espionnage est éthiquement incorrect. Surveiller les moindres faits et gestes d'une personne à son insu est une violation du droit à la vie privée. En tolérant les opérations d'espionnage généralisées dans leur ville, les habitants de Genève soutiennent indirectement cette pratique douteuse. Deuxièmement, les pratiques de surveillance illégale dans la Genève internationale vont également à l'encontre des intérêts des habitants. En effet, Snowden a révélé que les banques privées et la première entreprise de télécommunication du pays, Swisscom, étaient également des cibles régulières de l'espionnage américain. Ainsi, toute personne ayant un compte bancaire ou un abonnement chez Swisscom se trouve potentiellement dans une base de données d'espionnage américaine.

Il est important de souligner que les Américains ne sont pas les seuls à mener des missions d'espionnage à Genève. La plupart des autres délégations le font probablement aussi, mais en raison de l'opacité de cette pratique, nous ne connaissons pas exactement son ampleur. Par conséquent, les implications de pareilles pratiques sur les Genevois (et sur des personnes du monde entier) demeurent inconnues. Mais, en tout état de cause, elles sont néfastes et doivent cesser.

‍Quelle est l'attitude des habitants de la ville de Genève face à l'espionnage qui se déroule dans leur ville ?

Si le public est au courant de ces activités douteuses, il ne semble pas les percevoir comme suffisamment importantes pour exiger l'action des autorités. Les citoyens et leurs gouvernements accordent-ils une importance telle aux affaires et au prestige, qu'ils sont prêts à sacrifier l'éthique et l'État de droit de la Genève internationale ? Ont-ils peur de menacer le statu quo économiquement favorable de cette dernière en appliquant de manière stricte des règles éthiques ?

Ces questions restent ouvertes mais doivent faire l'objet de réponses. Pour ce faire, une discussion citoyenne générale sur l'espionnage dans la ville et plus généralement dans le pays devrait avoir lieu. L'éthique et les intérêts des habitants doivent être équilibrés vis-à-vis des préoccupations économiques et géopolitiques. En réalité, il revient aux citoyens de choisir de manière rationnelle la position à adopter vis-à-vis des opérations d'espionnage massives menées sur leur territoire.

Jeanne Cordy est candidate au master en développement international à l'Institut de hautes études internationales et du développement à Genève. Fascinée par tout sujet à portée internationale, ses intérêts de recherche vont de la protection de l'environnement à la sécurité mondiale. Pendant son séjour à l'Institut Edgelands, elle s'est concentrée sur l'impact des technologies de sécurité numérique et leurs répercussions sur le tissu social de la ville de Genève.