Les chauffeurs de livraison de nourriture par application, travaillant pour Uber Eats, Deliveroo et d'autres plateformes de travail en ligne, sont aujourd'hui une partie très visible des villes du monde entier. Cependant, leur observabilité manifeste contraste fortement avec les pratiques de gestion "algorithmique" opaques et les conditions de travail précaires auxquelles ils sont soumis. Cet article de blog vise à mettre en lumière les réponses locales pour sécuriser les droits à l'emploi et aux données des livreurs basés sur des applications à Genève, en Suisse.
La gestion algorithmique d'une main-d'œuvre désagrégée est à l'origine de la prolifération et du succès des plateformes numériques de livraison telles que Uber Eats ou Deliveroo. La gestion algorithmique désigne une gestion technologique des processus de travail et des performances, reposant sur la collecte de données et la surveillance numérique. Ces technologies de surveillance "douce" comprennent, entre autres, le suivi de la localisation des coursiers à l'aide du système de positionnement global (GPS), l'évaluation des heures de travail, des taux d'acceptation et de réalisation des tâches, ou encore l'emploi de technologies de reconnaissance faciale pour la détection de fraudes. Cette disponibilité de données en temps réel permet aux gestionnaires de prendre des décisions (semi-) automatisées sous la forme de "coups de pouce" et de pénalités pour encourager le comportement des travailleurs -un fonctionnement vraisemblablement bénéfique à l'entreprise. Le système de"surge pricing" d'Uber en est un parfait exemple ; il incite les livreurs à être disponibles dans les endroits très demandés ou pendant les heures de pointe en leur proposant des tarifs de livraison plus élevés. Qui plus est, les commentaires des consommateurs et les taux d'acceptation et de refus des missions s'inscrivent dans un système de notation et d'évaluation algorithmique des performances des travailleurs.
Dans l'ensemble, toutes ces pratiques de gestion algorithmique renforcent le déséquilibre de pouvoir entre les livreurs et les plateformes de travail numérique, ce qui se traduit par un environnement de travail profondément exploiteur. Par le biais de leurs accords de service, les plateformes telles qu'Uber Eats et Deliveroo déterminent unilatéralement les conditions d'acceptation ou de refus du travail, les heures de travail, la désactivation des comptes de la plateforme et la propriété des données. Plus important encore, ces accords tendent à caractériser les travailleurs des plateformes comme des indépendants et non comme des employés de la plateforme de travail numérique, ce qui les exclut des protections du lieu de travail et des données dont ils bénéficient dans le cadre d'une relation d'emploi normale. Malgré leur relation contractuelle supposée indépendante et flexible, les systèmes d'évaluation algorithmiques qui mettent en relation les livreurs et les clients limitent effectivement la liberté des coursiers à vélo de refuser du travail. Par crainte de l'impact négatif sur leur notation, de nombreux livreurs ne peuvent pas refuser ou annuler des missions, car cela pourrait entraîner une réduction de l'accès au travail, des pénalités financières, voire la désactivation du compte. En conséquence, la plupart des travailleurs du secteur de la livraison effectuent de longues périodes de travail à haute intensité, et nombre d'entre eux subissent le stress lié auxlongues heures de travail, à la rémunération insuffisante et à la pression exercée pour conduire rapidement.
La pandémie de Covid-19 a mis en lumière les mauvaises conditions de travail et l'exploitation des données des "app-based" travailleurs, notamment car ces plateformes numériques avaient introduit de nouveaux mécanismes de surveillance et de contrôle pour garantir la santé et la sécurité. Par exemple, les livreurs étaient tenus de faire régulièrement des scans de température, d'informer leur superviseur du résultat et d'envoyer à la plateforme des selfies pour prouver qu'ils portaient des équipements de protection (ex. masques). Les mesures sanitaires des plateformes ont révélé une orientation biaisée des parties prenantes, dans la mesure où la livraison sans contact ou encore l'analyse de la température corporelle visaient davantage à assurer la protection des consommateurs que celle des livreurs. De même, si les travailleurs des plateformes couraient un risque élevé de contracter le virus, nombre d'entre eux n'ont pas pu interrompre leur activité pendant la pandémie -notamment pour des raisons financières. En l'espèce, de nombreux livreurs ont été confrontés au malheureux dilemme de "la maladie ou l'appauvrissement". En outre, l'augmentation de la collecte de données et de la surveillance du lieu de travail, sous couvert de garantir la santé et la sécurité, a porté atteinte à la vie privée des livreurs, révélant ainsi que les droits en matière d'emploi et de données sont inextricablement liés.
De manière plus générale, l'amalgame entre sécurité et mesures de surveillance a souligné la logique de ces plateformes : des données plus nombreuses et de meilleure qualité pour une surveillance et une gestion optimisées. Une surveillance accrue des travailleurs des plateformes permet en effet un meilleur contrôle algorithmique et améliore l'expérience des clients, générant ainsi plus de revenus pour lesdites plateformes. Le risque que cette situation se normalise à l'issue de la pandémie est réel, surtout si l'on considère que peu de plateformes ont garanti d'abandonner ces pratiques a posteriori de la situation de crise. L'hypothèse d'un statu quo aggraverait l'asymétrie informationnelle existante entre les plateformes de livraison et leurs coursiers, alors que ces derniers ont déjà assez peu connaissance des procédés d'accès à leurs données. En somme, la surveillance excessive et les contrôles algorithmiques portent gravement atteinte à la liberté de travail des travailleurs des plateformes et à leur capacité de négocier des conditions d'emploi plus sûres et des droits relatifs à leurs données.
En juin 2019, le canton de Genève avait reconnu la vulnérabilité des travailleurs des plateformes et avait donc appelé Uber Eats, Eat.ch et d'autres entreprises concernées à "respecter la loi" et à reconnaître leurs chauffeurs comme des employés. Alors que Smood.ch et Eat.ch ont suivi le mouvement et ont offert aux livreurs des contrats de travail et des garanties sociales, Uber Eats a fait appel au tribunal administratif de Genève. En 2020, le tribunal a donné tort à Uber Eats en concluant que le service de livraison de repas faisait endosser à la plateforme le rôle d'employeur et, de fait, celle-ci se trouvait dans l'obligation d'embaucher ses livreurs selon le salaire minimum cantonal. Pour poursuivre son activité de livraison à Genève, la plateforme a ensuite été contrainte d'engager ses chauffeurs par le biais d'une agence de personnel intermédiaire nommée Chaskis SA. Si les livreurs continuent de travailler sous la bannière d'Uber Eats, leurs contrats avec Chaskis leur offrent désormais des avantages sociaux, des protections du travail et une stabilité d'emploi. Depuis, Uber Eats poursuit sa bataille juridique au niveau fédéral, en faisant appel de la décision des cantons auprès du tribunal fédéral de Lucerne. On peut s'attendre à ce que les juges fédéraux n'annulent pas la décision initiale, ce qui inaugurerait une nouvelle ère en matière de législation à ce sujet.
Pour conclure, les livreurs affiliés aux plateformes numériques de livraison-restauration sont confrontés à de nombreux défis, dont des conditions de travail exploitantes, une protection sociale insuffisante et des droits à l'accès et à la gestion de données personnelles limités. Les asymétries de pouvoir entre les travailleurs et les plateformes sont exacerbées par une surveillance excessive, des pratiques de gestion algorithmique et un pouvoir de négociation réduit. Ces tendances de contrôle croissant sur les lieux de travail se sont particulièrement intensifiées pendant la pandémie de Covid-19, et risquent d'être normalisées après celle-ci. L'exemple de la législation genevoise contre Uber Eats et les modèles alternatifs de services locaux de livraison tel que Smood.ch montrent que pour saisir les opportunités économiques, les plateformes de travail numérique doivent être intégrées dans des structures de protection sociale. Seule la prise de mesures politiques visant à évincer les vulnérabilités des travailleurs et garantir leurs droits en matière d'emploi et de gestion de données permettra à de telles plateformes de contribuer à une croissance économique durable et inclusive. En tant que consommateurs responsables et citoyens attentifs, nous devons garder tout cela à l'esprit la prochaine fois que nous commanderons une pizza en ligne!
Fabian Hofmann est membre de l'équipe de recherche d'Edgeland basée à Genève.Il est titulaire d'une licence en sciences politiques et en sociologie de l'université de Bâle, en Suisse, et poursuit actuellement un master en relations internationales et en sciences politiques à l'Institut de hautes études internationales et du développement.