Quelles leçons pouvons-nous tirer de la COVID-19 pour être inclusifs dans notre conception d'un nouveau contrat social urbain ? Quelles sont les voix laissées de côté jusqu'à présent qui méritent d'être entendues ?
Les maladies ne font pas de discrimination, mais l'ironie de l'"égalité des chances" du virus COVID-19 est que le fardeau de la pandémie est inégalement supporté par les communautés marginalisées et vulnérables. Dans mon pays d'origine, Singapour, bien que salué comme un modèle de réussite précoce dans la gestion de la pandémie, les courants sous-jacents d'inégalité ont été révélés au sein des communautés de migrants. En octobre 2020, 95 % des cas de COVID-19 à Singapour se trouvaient dans des dortoirs de travailleurs migrants. À Singapour, les travailleurs étrangers de sexe masculin sont généralement employés dans le secteur physiquement exigeant de la construction et logés dans des dortoirs relégués aux marges de l'île. Les conditions de vie dans ces dortoirs sont apparemment médiocres et ont fait l'objet d'un examen minutieux de la part des médias lorsque des groupes de cas de COVID-19 sont apparus dans des conditions de vie exiguës qui rendaient la distanciation sociale difficile.
Les travailleurs migrants sont des membres privés de leurs droits dans le tissu social singapourien. Les 1,4 million de travailleurs migrants de Singapour représentent 24,3 % de la population de Singapour et 37 % de sa main-d'œuvre. Considérés par l'État comme des employés de passage qui doivent être rapatriés dès la fin de leur contrat, les travailleurs migrants n'ont pas de possibilités de représentation politique directe.
Cette démarcation entre étranger et citoyen est renforcée par la nature différentielle de l'utilisation de la technologie par l'État dans sa surveillance et son contrôle de la pandémie. Le ministère de la santé envoie une notification quotidienne du nombre de cas COVID qui classe les cas en fonction de la communauté et des détenteurs de permis de travail vivant dans des dortoirs. Comme le souligne Kaur-Gill (2020), la séparation des infections des travailleurs migrants de la population générale a renforcé la dualité des travailleurs migrants en tant qu'"autres", et a présenté l'épidémie des dortoirs de travailleurs comme une pandémie distincte qui doit être contenue dans les marges.
À Singapour, le gouvernement a mis l'accent sur la surveillance active de la santé publique, la percevant comme une mesure préventive pour contrôler la propagation du virus. Les technologies Bluetooth de recherche des cas contacts, telle que l'application TraceTogether, ont largement été déployées et ont permis de réduire de moitié le temps nécessaire aux fonctionnaires singapouriens pour rechercher ces individus. Bien que l'utilisation de l'application TraceTogether soit facultative, le taux d'adoption a été relativement élevé : en janvier 2021, près de 80 % des résidents de Singapour s'y étaient inscrits.
Toutefois, la question de l'équité de la surveillance parmi les travailleurs migrants est préoccupante. Les travailleurs migrants n'ont pas la possibilité de consentir volontairement à la surveillance puisqu'ils sont obligés de participer au programme TraceTogether. Comme le notent Jane Loo et al. (2021), les travailleurs migrants sont soumis à des technologies de surveillance invasives supplémentaires auxquelles les citoyens ne sont pas obligés de se soumettre. Ces technologies sont les jetons BluePass - "conçus spécialement pour l'environnement des dortoirs et des sites de travail", SGWorkpass et Foreign Workers Ministry of Manpower (FWMOM) Care - des applications qui jouent un rôle de gardien permettant aux travailleurs de reprendre le travail en recueillant les déclarations de santé, l'adresse du dortoir et le suivi GPS. Les travailleurs doivent obtenir le "statut vert" sur SGWorkPass pour pouvoir quitter le dortoir afin de travailler, sur la base de la déclaration de santé soumise par l'intermédiaire de l'application. Pour les travailleurs migrants dont la priorité absolue est de pouvoir gagner leur vie au quotidien, ces technologies sont intimement liées à leur liberté économique et à leur mobilité. En tant que tels, ils sont placés dans une position compromettante, car ils doivent renoncer à la confidentialité de leurs données.
L'exemple de Singapour n'est qu'un microcosme au sein de notre humanité de plus en plus mondialisée, urbanisée et cosmopolite. Comme le note le Département des affaires économiques et sociales de l'ONU (UNDESA) dans sa réunion de groupe d'experts de 2017 sur " les villes durables, la mobilité humaine et la migration internationale ", une personne sur sept dans le monde détient le statut de migrant, dont plus de 60 % sont des réfugiés et 35 % des personnes déplacées à l'intérieur de leur pays. Des recherches menées par l'OCDE (octobre 2020) soulignent que les migrants sont beaucoup plus exposés au risque d'infection par le COVID-19 que les populations natives, notamment en raison de leur exposition à une série de vulnérabilités telles que la pauvreté, des logements insalubres et surpeuplées, ou encore des emplois dits de "première ligne" où la distanciation sociale est difficilement maintenue. Dans un pareil contexte, nous devons nous demander comment élargir notre perspective et prendre en compte les voix marginalisées dans notre contrat social urbain collectif. Comment pouvons-nous faire respecter les droits et la dignité de tous au sein d'un même contrat ?
Ces questionnements s'inspirent de Nussbaum, qui, dans son ouvrage fondamental intitulé Frontiers of Justice (2006), s'est appuyée sur la tradition rawlsienne du contrat social pour plaider en faveur d'une conscience cosmopolite. Nussbaum critique les limites rationnelles de la tradition du contrat social, à savoir qu'elle "n'exige pas une bienveillance étendue. Elle tire les principes politiques de l'idée d'avantage mutuel, sans supposer que les êtres humains ont des liens profonds et motivés avec les autres." Nussbaum soutient qu'une théorie adéquate de la justice ne découle pas simplement du marchandage ; à son sens, nous devons remplir le devoir fondamental de défense de la dignité humaine et des droits de chacun. Elle écrit : "En tant que citoyens, nous participons à l'élaboration des politiques qui affectent la vie des migrants, en les accueillant ou en les repoussant. Nous sommes des concitoyens, liés par un ensemble commun de préoccupations morales."
C'est une invitation puissante à laquelle j'invite nos lecteurs à se joindre. À quoi ressemblerait-il si nous réimaginions notre contrat social d'une manière qui respecte la dignité et le droit de chacun ?